Afin de déterminer le champ d'application de la théorie de l'abus de droit, il convient de revenir sur la classification des droits subjectifs. Il existe deux grandes catégories de droits subjectifs :
1. Les droits fonctions : ce sont des droits qui ne peuvent être exercés que pour une finalité déterminée, généralement dans l'intérêt de tiers 13. Le juge peut vérifier si le droit est bien exercé aux fins pour lesquelles il a été créé. Si tel n'est pas le cas, il y détournement de pouvoir de la part du titulaire du droit 14.
Il en découle que celui qui exerce son droit d'une manière contraire à l'objectif pour lequel le législateur l'a institué peut être sanctionné sur base de l'interdiction de l'abus de droit 15.
La Cour de cassation a admis que la théorie de l'abus de droit trouve à s'appliquer aux droits fonctions.
Elle a en effet considéré que le preneur qui, dans le cadre d'un contrat de bail à ferme, use de son droit de préemption afin d'empêcher un tiers de devenir propriétaire du bien et qui ensuite ne respecte pas les conditions du droit de préemption, notamment l'interdiction de cession pendant cinq ans, abuse de son droit 16.
Le droit de propriété, les droits contractuels et la plupart des autres droits subjectifs sont des droits fonctions. La Cour de cassation a par ailleurs considéré qu'il peut y avoir abus de droit, même si le droit visé est d'ordre public ou impératif 17.
2. Les droits discrétionnaires : ce sont des droits qui peuvent être exercés à la discrétion de leur titulaire et dont l'usage ne peut être critiqué sous l'angle de l'abus de droit ou du détournement de pouvoir 18.
A l'heure actuelle, les droits discrétionnaires se sont amenuisés jusqu'à pratiquement disparaître de l'ordonnancement juridique. La doctrine considère toutefois que demeurent des droits purement discrétionnaires, non susceptibles de faire l'objet d'un abus de droit : le droit de tester et de déshériter des héritiers ainsi le droit de demander le partage de la chose indivise prévue par l'article 815 du Code civil 19.
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13. A. Rouast, « Les droits discrétionnaires et les droits contrôlés », Rev. trim. dr. Civ., 1944, p. 1.
14. P. Van Ommeslaghe, Droit des obligations, t.I, Bruxelles, Bruylant, 2010, p. 63.
15. A. Pirovano, « La fonction sociale des droits – Réflexions sur le destin de Josserand », D. Chron. 1972, p. 67.
16. Cass., 28 avril 1972, Pas., 1972, p. 797.
17. Cass., 22 sept. 2008, RG S.050201.N.
18. P.A. Foriers, « Observations sur le thème de l'abus de droit en matière contractuelle », R.C.J.B., 1994, p. 189.
19. S. Stijns, « Abus, mais de quel(s) droit(s)? Réflexions sur l'exécution de bonne foi des contrats et l'abus de droits contractuels », J.T., 1990, p. 38.